Chocs, Angles de Vie
L’exposition « Chocs, Angles de Vie », propose une odyssée sur la thématique du choc et de l’après choc à travers 13 rencontres, sans filtres, sensibles, parfois choquantes.
Ces expériences, personnelles ou professionnelles, sont révélées dans l’ordre chronologique d’un mois de rencontres. Les verbatims, authentiques, au plus près des regards appuyés par le Noir et Blanc, révèlent des pistes de réflexion insoupçonnées. Révélateurs de nos fragilités comme de nos forces, ils nous mettent face à nos propres questionnements : quelles histoires résonnent le plus en nous ? Et surtout : pourquoi ?
L’exposition s’est implantée au palais Brongniart et sous format numérique, le temps de la conférence USI 2022. Elle poursuit sa propre Odyssée et s’enrichie dans le cadre d’autres expositions, notamment Violenc’ailes le 25 novembre 2022 dans le cadre de la journée « des maux et des mots », puis au Centre Culturel Robert Doisneau à Meudon du 17 janvier 2023 au 26 mars 2023.
Gérard M, Pisteur, première rencontre avec le loup, Parc National du Mercantour
Un loup, c’est pas possible ! Ça te provoque un choc émotionnel, ça te marque la tête !
C’est une chose de voir les crottes, le sang… On est dans la fantasmagorie. Là, c’est le réel qui surgit devant toi !
Et son regard, quel regard !.. Oblique, c’est un regard de prédateur, il te fixe de face, il te fouille, il prend le temps… On ressent un abîme, on a plus grand chose en commun.
Je suis là, je suis revenu, on fait comment maintenant ?
Il te questionne – “cette nature tu l’as bousillée, comment fait-on maintenant ? »
Il est là, ça change la donne, on descend de notre piédestal, ça nous oblige à voir les choses autrement.
ça nous oblige à reconsidérer notre rapport au vivant, il est une sorte de miroir de ce que nous sommes devenus.
Marie-Odile V, Consultante en voyage accessible comptoir des voyages, se déplace en fauteuil roulant
J’ai grandi avec le choc constant de ce que les autres projettent sur moi.
J’ai vite compris que si le monde ne venait pas à moi spontanément, c’était à moi de venir à lui pour m’y sentir bien. Le choc rend prisonnier, impose son cadre. Ma liberté, c’est foutre des coups de pieds dans les représentations qu’on se fait de moi.
Je suis dans l’impérieuse nécessité de trouver mes propres clés pour m’adapter à un monde qui à priori n’est pas fait pour moi :
– l’art car il est sans convention dans la représentation des corps qu’il propose
– le voyage parce qu’il mobilise mes capacités à me projeter en avant, à prendre de la distance sur moi, à trouver des solutions de bon sens pour résoudre les difficultés
– transmettre via ma singularité car ce qui est utile au petit nombre sert le plus grand nombre, ça donne du sens.
François T, Sous-direction anti-terroriste, quelques minutes après l’attentat de Nice
C’est un mélange immédiat d’une double sidération : sidération d’effroi, et sidération du fait de ce que ça déclenche en toi, que tu appréhendes ça comme un cas professionnel.
Je décompose la procédure : 4 km de scène de crime, des dizaines de milliers de témoins, 40 nationalités, 25 langues…
Je suis sidéré par ma réaction, ça me questionne : c’est pas anodin de constater que tu es un professionnel, dont les réflexes sont d’abord professionnels avant d’être quelque chose d’autre, avant même ton identité profonde.
Adrien B, Anesthésiste – Réanimateur, Responsable du service de réanimation de chirurgie cardiaque, Hôpital de La Pitié-Salpêtrière
C’est moi qui crée le choc. Si les gens ne sont pas choqués, c’est qu’ils n’ont pas compris mon message.
Il s’agit d’informer les proches sans se réfugier derrière des mots inintelligibles. On ne peut pas se retrancher, se protéger.
Il peut y avoir un mécanisme protecteur pour garder de la distance ; forcément, quand on se rapproche, on s’expose plus.
La singularité de notre discipline, c’est d’humaniser ce moment précis par rapport à une spécialité de la médecine très protocolisée. Et sur cette gestion humaine, il n’y a pas d’algorithme !
Notre enjeu c’est d’humaniser ce choc, ça touche à la singularité de chaque médecin.
Quand les proches ont un rejet de ce qu’on leur dit, on peut être agressé ; mais après une annonce difficile, il arrive très régulièrement que les proches nous remercient. Là on se dit qu’on est dans le vrai, car en réalité notre marge est faible, notre boulot est que cette petite marge soit la plus grande possible. C’est dans cet interstice qu’on se glisse.
Dasha, Product Delivery, Ukrainienne
5 am in the morning, my father call me, “call your grandparents” ! I never talk to him so I knew there was a problem. But I can’t reach them !
C’était donc arrivé ? On en parlait depuis des mois.
Marioupol, plus de gaz, plus d’électricité, pas de nouvelles de mes grands parents*. Au bout de quelques semaines, quelqu’un connaît quelqu’un qui les aurait vus…”
Je n’ai pas pleuré depuis le début, je ne m’autorise pas à me laisser aller à mes émotions.
Le choc c’est aussi comment les gens vous regardent quand ils savent que vous êtes ukrainien, “ça va ?”, “ça va ?”
I don’t like that.
C’est comme les gens qui cherchent à se mettre à ma place. Il ne faut pas chercher à être empathique, c’est MA réalité.
Do you want the truth ? They don’t want the truth ! Ils se sentent mal à l’aise. On sent ceux qui veulent une réponse honnête, qui demandent comment aider.
Je ne me projette pas, je vis au jour le jour. Normalement je n’ai pas besoin de voir d’autres Ukrainiens, maintenant on se donne les clés entre Ukrainiens.
* le 10 mai, les grand parents de Dasha ont été tués dans un bombardement”
Mathieu T, N°5 Mondial en Para-Badminton, en route pour Paris 2024
Mon plus gros choc, je l’ai eu au réveil de mon opération pour enlever la tumeur, vaincre le cancer, j’étais prêt ; mais je n’étais pas préparé au handicap…
De 17 ans à 30 ans, je me suis caché au point de rendre mon handicap invisible.
À 30 ans, j’ai accepté ma différence, puis ma singularité est devenue une force en me lançant le défi de faire les jeux paralympiques.
La difficulté première, c’est accepter sa différence, puis de mettre en lumière cette singularité pour soi et pour les autres.
Trouver sa singularité, nous permet de faire de grandes choses, c’est le message que je transmets !
Romain C, Champion Olympique d’épée Tokyo 2021
Le choc c’est la compétition, et plus l’enjeu que tu y mets est fort, plus les émotions à gérer sont fortes. Pour être à 100% dans le présent, tu dois gérer 100% de tes émotions, sinon elles te submergeront.
Pendant le combat, t’as tellement d’émotions que t’as plus d’émotions.
À la fin, tu cries, ça exprime la fin du combat mais pas du choc.
Les émotions prennent du temps à revenir, c’est comme quand tu reçois un coup : t’as pas encore mal, il y a un temps de décalage.
… et les Jeux c’est multiplié par 100 !
Philippe B, Ingénieur centralien, essayiste, promoteur de la sobriété et du « techno-discernement »
Au début des années 2000, j’ai compris, par des lectures d’ouvrages, que nous piochons dans un stock de ressources non renouvelables, comme la soixantaine de métaux différents qu’on trouve dans tout ce qui nous entoure
Le choc, ça a été une prise de conscience, on gâche ce fragile « capital » accumulé au cours des temps géologiques par la planète.
Je suis un technicien, de formation ingénieur… J’aime comprendre et voir comment les choses fonctionnent : les usines, les grands réseaux techniques, les mines, les raffineries…
Dans les premières années c’était presque obsessionnel, je voyais ce gâchis partout : l’acier au cobalt et tungstène des lames de rasoir, la fine couche d’étain sur les boîtes de conserve, le titane ou le zinc dans le dentifrice
Pour moi, il y a des enjeux moraux, éthiques. On conçoit des distributeurs de croquettes pour chats avec balance électronique et reconnaissance faciale, pour ne pas nourrir tous les chats du quartier. Mais les ressources ne seront plus disponibles pour le dentiste ou le chirurgien du XXIIe !
Ça m’a ouvert à la nécessité de sobriété, de passer d’un monde du consommer – jeter, à prendre soin – entretenir – réparer… transmettre aussi !
Liesbeth L, artiste
Le vendredi 13, je rentre à Paris. Le confinement tombe, c’est vraiment vrai – on va être confinés !
Je tourne en rond. Je dois communiquer avec l’extérieur, continuer à créer et à vivre, et avoir ce lien avec l’extérieur.
Je fais dans la sculpture normalement, une énergie créatrice positive – si je sculpte la trompe d’un éléphant, elle doit toujours être tournée vers le haut !
Là c’est la parole et le dessin qui se sont imposés ! On ne pouvait plus rien faire, il ne fallait surtout pas se toucher,
alors “the french kiss is the best” a été mon premier dessin !
Et puis c’est devenu un blog sur lequel je postais chaque jour un dessin accompagné d’une petite phrase pour apporter quelque chose de positif en face de l’actualité.
“Make the day count” / “Fais que ta journée compte”
David E, Astrophysicien, Chercheur, Romancier
J’ai rencontré les indiens Atacameños dans le désert d’Atacama au Chili où on construisait le plus grand télescope du monde, ALMA, qui signifie âme en espagnol
« Quand on regarde le ciel c’est pour que ça serve à quelque chose, toi, ta vision du ciel, qu’apporte-t-elle aux Hommes ?
Leur question a réveillé mon syndrome de l’usurpateur. Quand ils parlent de l’univers, ils parlent des Hommes. Pour eux, l’univers est un miroir.
J’ai vécu la rencontre de nos deux univers comme un choc silencieux et libérateur.
Le choc crée le vide et le vide ça crée un espace des possibles !
Je me suis entendu leur répondre que lorsqu’on regarde le monde avec nos deux yeux, avec deux perspectives différentes, ça fait émerger une troisième dimension. Alors je me suis autorisé à penser, à espérer à voix haute que la rencontre de nos deux regards fasse émerger une profondeur, un supplément de sens, élargisse nos champs de vision.
Ils ont souri. Je venais comme un expert scientifique, ils ont perçu ma fragilité, ça s’est joué dans les silences, ça a créé l’espace pour laisser passer des choses.
On a cherché à voir au-delà de nos deux déserts, terrestre et céleste.
Morgane L, chargée de communication, témoin d’un naufrage d’au moins 130 personnes survenu le 22 avril 2021 en Méditerranée centrale
Une épave, plus de pont, plus de moteur, plus rien, juste un flotteur gris ; s’il reste des personnes à sauver, elles sont dans l’eau. D’avoir ça sous mes yeux, ça m’a percutée, c’est encore vif dans mon corps et dans mon esprit !
On a secouru 236 personnes en tout. Arrivées à bord, certaines personnes s’écroulent, d’autres prient en larmes, certaines tombent, leurs jambes les lâchent.
L’après choc c’est venu une fois qu’on a débarqué. A bord, j’ai appris à mettre mes émotions de côté. J’ai appris à être une machine efficace. Après il y a la décompensation, ça revient, tu as des flashs… les restes d’embarcation qui flottent, des embarcations désespérément vides.
Je veux rendre leur voix aux personnes invisibilisées.
Le choc c’est ce qui permet d’agir. Il faut rendre le choc plus proche pour pousser à agir. En rendant le drame plus proche on est plus à même d’agir, pas par des chiffres que l’on brandit et qui n’ont plus de sens, mais avec de l’humanité. La main tendue, qui sauve.
Qu’est-ce qui me pousse à être exposée à ces chocs ?
Les états européens ont démissionné. Nous, les navires civils de sauvetage, nous sommes les derniers remparts de l’humanité.
Qui d’autre sinon nous ?
Pascaline M, Capitaine de sapeurs-pompiers
On croit que les sapeurs-pompiers sont antichocs, des Superman, mais l’uniforme n’est pas une carapace, ça ne donne pas des super-pouvoirs. Le plus gros choc pour moi, c’est quand je me suis retrouvée moi-même face à la mort lors de ma première intervention.
Pour moi le choc est lié à la perte des repères qu’on a construit, quand tout s’effondre comme un château de cartes, et nous avec. C’est quand on dit : “non, ce n’est pas possible !”
On a des choses en nous, des gènes intrinsèques, qui nous supportent plus ou moins, mais pour aller au-delà du choc, il faut reconstruire ses repères : on les perd , on se déforme et ensuite on se reforme. Et plus on y est confronté, plus on devient résilient. Il y a du positif après le négatif.
Au fil du temps on se renforce, sauf qu’il y aura peut-être une intervention au cours de laquelle on sera sidéré, parce qu’il est difficile de se préparer à l’impensable.
Solene, employée administrative, mère célibataire de 3 enfants, combattante de violences conjugales
Je survis, je suis une combattante de chaque jour.
Je suis contre le terme de « victime », moi je suis une combattante.
Quand on me menace de mort, je me dis que ça ne va pas, que ce n’est pas acceptable.
Je me suis dit “plus jamais ça”. J’ai ouvert la boîte de Pandore donc il a fallu que je travaille sur moi. Avant les autres, c’est d’abord soi-même qu’il faut combattre.
J’ai connu la violence depuis toute petite et j’ai eu des traumatismes dès le plus jeune âge. C’est un vrai combat pour se reconstruire.
La résilience, pour moi, c’est qu’il y a des actes qui se sont passés, je les ai pris de plein fouet parfois quand j’étais à fleur de peau et avec le recul je me suis dit que malgré ce qu’il m’arrivait, j’ai eu de la chance d’être entourée de mes avocats, de psys, de médecins. Ça m’a aidée à traverser le choc étape par étape.
Le choc m’a appris la patience, à profiter des petits instants de la vie où je suis là, entourée des bonnes personnes, pour moi et mes trois enfants.
Les affiches qui parlaient de féminicide étaient choquantes pendant le confinement. Elles dénonçaient mais ne proposaient pas d’aide pour les femmes dans ces situations-là. C’était juste très violent à voir.
Beaucoup de partenaires sociaux préféraient m’acculer que de me propulser vers une dynamique plus saine. C’était aussi violent
Et toi ?
(Témoignages visiteurs face au miroir)
Le plus gros choc c’est quand j’ai appris que je ne pourrai jamais être papa. J’ai lu le courrier, je n’ai pas compris en le lisant.
A 13 ans sous un soleil de plomb, dans un cimetière du Sud de l’Europe, on ouvre le cercueil de mon oncle décédé jeune d’un accident de moto, lui qui allait se marier. Le cercueil ne devait pas être ouvert, ils scient le métal pour montrer le corps. A 13 ans, je vois d’un coup mon enfance bénie de joie d’une famille nombreuse disparaitre. Je fuis et je rencontre celui qui aujourd’hui est mon mari.
Le choc, c’est quand tu te rends compte de l’impact écologique de ton mode de vie
Il y a une sorte d’appropriation et de familiarisation avec le choc, la souffrance devient un ami pas très agréable avec lequel on s’habitue. Je me suis acclimaté à la souffrance existante. Le désespoir est grandissant mais le choc est moindre.
En Photo : Jean-Paul B. Comédien, Acteur – Texte Eric Lenglemetz
Vendredi 13 mai, mon Odyssée sur le choc touche à sa fin.
Un mois de rencontres pour cette exposition, un mois de chocs, un mois que ce mantra me martèle ces mots : “Parce que survivre ne suffit pas”.
14h : dernier adieu à un ami “disparu trop vite”, “parti trop jeune”, “faut profiter de la vie chaque jour” – à procrastiner au plus vite !
Dans le livre Eleven Seven d’Emily St. John Mandel, la civilisation s’est effondrée suite à une pandémie foudroyante. Une troupe d’acteurs et de musiciens, “la Symphonie itinérante”, nomadise entre de petites communautés de survivants pour leur jouer des pièces de Shakespeare et de la musique de Beethoven…
“Parce que survivre ne suffit pas” est le WHY de la troupe, sa mission, sa raison d’exister.
Le soir-même, au théâtre de la Pépinière à Paris, Jean-Paul joue une comédie de Shakespeare. Après des mois de désert culturel, le public se délecte.
“Parce que survivre ne suffit pas”
Ma profonde gratitude à toutes celles et ceux qui ont accepté de partager leur expérience, et à la talentueuse équipe USI OCTO.
Eric Lenglemetz